Alain Estève est décédé cette semaine à Béziers à l’âge de 77 ans. Il est et reste l’un des personnages majeurs de la plus grande saga du rugby français. Un joueur hors-normes, un homme blessé, une légende.
On l’appelait communément « Le Grand ». Un joueur gallois avec qui il s’était « poudrégé » comme on dit à Béziers, un après-midi de Tournoi, le surnomma « La Bête ». D’autres, plus terre à terre et observateur, lui collaient l’étiquette du « Dindon », le volatile le plus grand de la basse-cour des coqs de France.
Alain Estève a surtout failli être, pour de bon, « L’Ogre » du « Petit Poucet », un film de Michel Boisrond sorti en 1972 avec Marie Laforêt en guest-star. Le réalisateur voulait confier le rôle au Biterrois atypique. Il en avait la tronche, la gueule fermée du taiseux, le goût du combat sans concession, une allure d’escogriffe qui ne faisait pas peur qu’aux enfants. Et surtout l’envergure : 2 mètres 02 pour 120-125 kilos, le premier joueur de l’histoire du rugby français à afficher de telles mensurations.
Mais le personnage du conte de Charles Perrault fut finalement interprété par Jean-Pierre Marielle, aussi à l’aise devant une caméra finalement qu’Alain Estève l’était sur les prés des dimanches de poules de 8.
Pourtant, « Le Grand » a eu toute sa vie des cailloux dans ses chaussures. Une enfance misérable à Peixora, à deux pas de sa ville natale de Castelnaudary, dans l’Aude, une adolescence en maison de correction de 9 à 17 ans, une réputation sulfureuse sur le terrain, des complications judiciaires, carrière faite, dans son activité de gérant d’établissements de nuit. Et puis la maladie, un double cancer contre lequel il s’est battu et qu’il a repoussé longtemps, mais qui l’a emporté d’une infection pulmonaire mardi dernier.
Il laissera l’image d’un joueur ténébreux et plus que rugueux. Mais l’homme avait aussi la tendresse des gens qui ont souffert ; la passion de la famille qu’il s’était bâtie avec ses filles Jennifer, Marie-Audrey, Alexandra et Carole ; la détermination à porter les couleurs de l’ASB puis de son pays comme un drapeau planté sur le terreau de ses années de vie difficiles. Le goût des autres également, exacerbé pour n’avoir pas franchement eu celui des siens, petit.
L’élégant demi de mêlée Richard Astre, son coéquipier à Béziers, dépeint dans le journal Midi Libre son « frère d’armes » comme quelqu’un de « démesuré pour tout, par sa taille, par la vie qu’il a pu mener. Il avait de la timidité, il cachait beaucoup de souffrances des premiers temps de sa vie. Grâce au rugby il s’est découvert, il s’est fait des amis. Il avait une intelligence de jeu que les gens ignoraient. C’était un partenaire très discipliné, à l’écoute, très collectif ».
Un CV majuscule et hors-normes
Pas aussi bourrin que sa légende de cogneur en somme. Même s’il aurait du mal comme beaucoup à évoluer avec les normes modernes de l’arbitrage vidéo, même s’il avouait « préférer être le boucher que le veau », Estève était un joueur athlétique, façonné par le sorcier du Grand Béziers Raoul Barrière, capable de tenir les postes de seconde ligne obscur mais aussi ceux, plus aériens, plus coureurs, plus techniques de troisième ligne centre ou de troisième ligne aile.
Avec 20 sélections en équipe de France, barré par le président Albert Ferrasse qui n’avait jamais aimé que les joueurs d’Agen, Estève a fait partie de l’équipe mythique qui a battu (13-6) les invincibles All Blacks en février 1973, pour la deuxième fois seulement de l’histoire.
La Fédération Française de Rugby n’a pas oublié. « C’est une légende qui s’est éteinte […] La disparition de l’international n°618 laissera un grand vide dans l’histoire du rugby tricolore« . Et pour cause.
Son nom restera sans doute inscrit à jamais au panthéon du championnat de France. Alain Estève en a remporté huit et pointe à la troisième place, avec son compère Michel Palmié, du classement des joueurs les plus titrés de l’histoire. L’effet du Grand Béziers, la plus grande saga du rugby français même si le Stade Toulousain a gagné 22 titres mais sur plus d’un siècle…
Le pilier biterrois Armand Vaquerin est le premier de ce classement avec 10 titres et 1 finale perdue sur 14 possibles, de 1971 à 1984. Son compère Jean-Louis Martin en a 9. Il faut attendre la barre des 7 titres pour voir émerger un joueur non biterrois, le Toulousain Jérôme Cazalbou.
A son CV, Estève a aussi accroché 95 matchs consécutifs à Sauclières, 3 challenges Yves du Manoir et 4 finales perdues, 6 boucliers d’automne, 20 sélections en équipe de France donc et 2 tournées en Afrique du Sud et en Australie.
Hier, le funérarium du Pech Bleu à Béziers était trop petit pour accompagner « le Grand » dans son long cercueil recouvert du maillot rouge et bleu de l’ASB, floqué du numéro 5. Ses proches lui ont rendu hommage dans une pluie d’anecdotes et de larmes qui accompagnent les âmes.
Nous, on a juste repensé à la transhumance du printemps du peuple biterrois, à cette foule qui se massait tous les ans ou presque devant le théâtre sur les Allées Paul-Riquet, quand Estève et les siens se pointaient au balcon pour montrer et partager le Bouclier de Brennus. C’était une époque, douce, joyeuse et fusionnelle. Merci pour ça.
Son ami de toujours Jean-Luc Fabre a écrit le livre « Alain Estève, le géant de Béziers » (340 pages), fin 2021