JOUR 4. 10 heures, Manukau
Après un gymkhana sur les quatre voies bondées de la highway puis une course-poursuite sur la route de l’aéroport domestique d’Air New-Zéland, aux trousses des avions à panache blanc et fougère noire qui se succèdent dans le ciel, le taxi roule à présent au pas dans l’allée de pohutukawas du Memorial Gardens, au nord-ouest d’Auckland.
Le « pohutu », c’est l’arbre endémique de Nouvelle-Zélande, un arbre sacré pour les maoris et vénéré comme tout ce que la Nature offre ici de rare et de spectaculaire. C’est-à-dire à peu près tout. Il est omniprésent et invasif, des villes et des plaines comme des rivages de l’océan où il dresse des palissades contre le vent. Cet arbre cultive la particularité mystique de faire éclore des guirlandes de fleurs rouges à la tonalité pourpre en période de Noël, le début de l’été austral ici. Elles sont roses plus bas, à Rotorua.
C’est au pied de ces arbres magiques à haute intensité symbolique que le taxi s’arrête et que débute un tapis sans fin de pelouses feutrées serpentant dans un dédale d’allées écrasées de soleil. A perte de vue, un océan de drapeaux iliens, tongiens surtout, fond blanc croix rouge, et des stèles basses alignées au cordeau comme des attaques plein champ. Jonah Lomu vit ici depuis novembre 2015.
Il nous faut la complicité d’un colosse déguisé en agent de la DDE pour localiser sa dernière adresse. « Au bout de cette allée, c’est celle d’après, dos à l’entrée du Mémorial, face aux arbres, la 5è à gauche ». De ce que l’on a compris. Mais on arrive à destination. Nos silences s’ajoutent alors à celui, à la fois pesant et trop serein, qui habille l’endroit. On s’arrête en même temps mais on ne se regarde pas.
Si l’excitation potache prédominait la veille à l’Eden Park, notre deuxième visite programmée en début de voyage à un monument néo-zélandais est plus intérieure, plus émouvante, glaçante.
On voit défiler une tonne d’images dans nos mémoires et nos pensées ont presque le goût amer des larmes. Nos yeux ne lâchent plus cette pierre polie de marbre noir au pied de laquelle quatre lettres d’or sont gravées en capitales. Sous nos pieds, la légende du rugby néo-zélandais.
L’Avenger du rugby mondial
Jonah Lomu est pour toujours la première star du rugby mondial, la seule aujourd’hui encore à être connue bien au-delà de la planète ovale. Même l’équipe de football américain des Cow-boys de Dallas ne s’y était pas trompée, elle avait dépêché deux émissaires au beau milieu de la coupe du monde de rugby 1995 en Afrique du Sud avec des valises de billets pour faire signer la « montagne ». Pour son physique. Pour son histoire, pour son look dont les services marketing US sont depuis toujours friands. Pour son destin, déjà.
Après avoir été viré du squad All blacks pour « naïveté défensive » après le test match perdu en juillet 1994 contre l’équipe de France à l’Eden Park (son vis à vis à l’aile Philippe Saint-André lui était presque passé entre les jambes pour déclencher la relance qui entrera dans la légende tricolore comme « l’essai du bout du monde » et une victoire 23-20), Lomu est revenu moins emprunté, transfiguré un an après pour sa première coupe du monde.
En 1995, il emporte tout sur son passage. Certains ne survivront pas à ce talent hors norme, à l’instar de Tony Underwood, le frère cadet de Rory sélectionné à l’autre aile de l’Angleterre. Satellisé sur deux percussions féroces, pris de vitesse tout le temps, il ne fut plus titulaire après ce match-là. Burn-out paraît-il.
Sur cette demi-finale remporté 45 à 29, Mike Catt, le talentueux arrière du XV de la Rose, gardera longtemps les stigmates de sa rencontre avec le monstre qui lui marcha dessus pour marquer le premier de ses quatre essais sur ce match.
L’Afrique du Sud mettra en place un plan anti-lomu en finale pour le priver de ballons, lui frotter (un peu trop) les côtes, et l’emporter 15 à 12.
Boule à zéro et houpette comme les masques de guerre des statues maories
Qu’à cela ne tienne. Quatre ans après, en 1999, Jonah, déjà gaillard (1m96, 118 kilos) s’est davantage encore sculpté un corps de gladiateur un brin créatiné (la protéine influant sur le volume musculaire était autorisée à l’époque dans les pays du Commonwealth).
Il a troqué sa coupe de cheveux classique contre la boule à zéro rehaussé juste d’une houppette comme on peut en voir au sommet des masques de guerre des statues maories partout en Nouvelle-Zélande. Le regard est toujours noir mais habité cette fois. Son haka aussi, proche de la transe. Il a gagné en force, en puissance, en technique, en combat et en vitesse.
« Le bus » comme on le surnomme court alors le 100 mètres en 11,1 secondes (Usain Bolt en 9,58…) et chargera plusieurs défenseurs sur son dos pendant des années, dont huit français à la coupe du monde 1999 à Twickenham pour un essai stratosphérique.
Pour résumer, c’était ça Jonah. Un guerrier surpuissant, un monstre physique, une attraction, un personnage de PlayStation. Un Avenger. Pas le meilleur (il n’est que le 8ème marqueur de l’histoire des Blacks avec 37 essais contre 48 pour Doug Howlett), pas le plus capé (il compte 63 sélections en neuf ans contre 151 à Sam Whitelock), mais le plus jeune joueur (19 ans et 45 jours) à avoir porté la tunique noire et surtout, le plus emblématique d’une nation enchantée.
Il trimballera son statut de superstar dans les plus grands clubs du pays, trois saisons aux Counties Manukau, une aux Chiefs, trois aux Hurricanes…
L’âme des vrais guerriers
C’est cette image de 1999, une photo port de tête altier et regard noir qui habille sa tombe. Juste à côté une photo de famille avec sa femme Nadene et ses deux fils, Brayley et Dhyreille. La houppette a disparu, le corps s’est empâté, les stigmates de la maladie se lisent sur son visage et dans ses yeux. Déjà.
Sa carrière a été un long chemin de croix, un syndrome néphrotique diagnostiqué en1996 l’éloigne un an des terrains, il revient et devient champion du monde de rugby à 7. Nouveau passage à vide en 2000 puis il repart en 2003 pour un protocole exigeant de dialyse, subit l’année d’après une transplantation rénale. Il souffre mais il combat aussi, continue à jouer au rugby et devient la figure de proue du débat sur la fragilité biologique des Iliens.
Face au volume croissant des décès prématurés, son combat devient une cause nationale de recherche médicale en Nouvelle-Zélande. Une étude confirme alors que l’espérance de vie des maoris est inférieure de 7 ans à celle des non maoris.
Au cimetière de Manukau, Jonah a pour voisin de travées Dylan Gabriel Mika, un troisième ligne international samoan né à Auckland, sélectionné à 7 reprises avec les All Blacks en 1999, capitaine des Chiefs. Ce colosse d’1m94 pour 110 kilos est mort d’une crise cardiaque liée au diabète dont il souffrait. Il avait 45 ans.
La rangée d’après, un maillot de granit peint aux couleurs ciel des Auckland Blues abrite Tony Pasene, un joueur tongien de Super rugby, décédé lui à l’âge de 47 ans. On n’a pas visité les 4000 autres tombes, mais on sait qu’une agence de santé dédiée aux maoris a été créée par le gouvernement néo-zélandais en 2021 pour réduire les inégalités en matière d’accès aux soins, mais aussi favoriser la prévention pour une population qui représente 17% de la population et dont le taux de mortalité par maladie cardio vasculaire est 2,5 fois plus élevé que la moyenne. Jonah a milité pour ça.
Le décès de Jonah Lomu le 18 novembre 2015, à 40 ans à peine, donnera lieu à un hommage national inédit avec son cercueil porté sur la pelouse de l’Eden Park par ses coéquipiers et accueilli par le haka survolté d’une quarantaine d’anciens All Blacks. Les plus légendaires. Ils étaient tous là. Certains, comme Tana Umaga, était aussi à l’église mormone des « Saints des derniers jours » pour ses obsèques privés. Ses enfants portaient le maillot noir avec le numéro 11 dans le dos. Il est gravé discrètement dans le marbre dans un coin de la stèle, juste à côté d’un mini-ballon siglé « Octobre rose » aux couleurs du club de Valence-Romans, passé par là aussi. Nous y déposons un maillot noir et or de Terra rugby. Sait-on jamais : comme les maoris ne meurent pas mais voyagent, peut-être le mettra-t-il dans ses bagages. On lui a, du coup, laissé un double XL.
LE SAVIEZ-VOUS ? Son dernier match, c’était en Fédérale 1 à Marseille !
Le joueur était un expert du contre-pied, l’homme, plutôt un fonceur qui ne s’embarrassait pas de convenances. Les deux réunis ont donné une trajectoire de fin de carrière inédite et à son image : hors norme. Jonah Lomu, l’enfant terrible des quartiers sud difficiles d’Auckland, le cauchemar des équipes du monde entier, le bouffeur d’espaces, l’Attila des défenses, a disputé son dernier match de rugby en Provence, sous les couleurs de Marseille-Vitrolles. En Fédérale 1 ! Ambassadeur pour Visa et Adidas (auprès de qui il obtiendra des maillots bleu et blanc comme l’OM), il vient de subir une greffe de rein, dénonce son contrat avec les Blues de Cardiff et tente l’aventure d’un club phocéen qui ambitionne une montée rapide dans l’élite du rugby français. Cela n’arrivera pas. Mais Lomu aura rejoué. Et même si à l’époque, très diminué, il disait « ma tête veut aller à un endroit précis du terrain mais mes jambes ne peuvent pas », le « Bus » aura été impérial.