Une route sinueuse, à un peu plus d’une heure d’Auckland. Des pâturages à perte de vue qui jouent à saute-moutons (pour le coup) avec les vallons du paysage ; et en toile de fond, le Pacifique qui danse sur la ligne d’un ciel si paisible.
Après avoir poussé un petit portail en bois où un écriteau prévient que les chiens (des Fox) ne sont pas là que pour surveiller le troupeau, l’équipe de Terra Rugby se dirige sur un chemin cabossé vers une maison d’un blanc immaculé, sans prétention.
C’est pourtant là, sur sa ferme de 40 hectares, que nous reçoit l’un des plus grands deuxièmes lignes des All Blacks, par sa taille, son charisme, son talent, sa longévité sous le maillot noir. La poignée de main est solide. On y perd tous les trois la nôtre dans la sienne, épaisse et franche.
Du haut de son mètre 98, Gary Whetton, qui a porté le maillot à la fougère à 101 reprises (dont 58 tests et 15 capitanats) entre 1981 et 1991, nous accueille avec un large sourire. Il nous offre des pots de miel, évoque ses bêtes, sa passion pour la pêche au gros (et il s’y connait), le lieu où il vit (Tutukaka, un charmant petit port lové dans un paysage de carte postale), sa famille, sa vie après sa carrière et le rugby, bien entendu.
Comment se sont déroulés vos premiers pas dans le rugby ?
À mon époque, tous les enfants en Nouvelle-Zélande jouaient au rugby. Tu joues dans ton jardin, tu te passes le ballon. J’ai commencé à l’école quand j’avais 6-7 ans, puis j’ai continué jusqu’à mes 10 ans.
À cet âge, tu joues en fonction du poids et j’étais assez lourd, donc j’affrontais des gars qui avaient deux ans de plus que moi. J’ai préféré jouer au football pendant six ans et je suis retourné au rugby à 16 ans.
Pourquoi avoir définitivement choisi ce sport ?
Parce que j’adore le rugby (rires) ! J’étais costaud et doué. Je jouais au football mais, tout d’un coup, tous mes amis ont pris des muscles et ils ont grandi. On a tous décidé d’aller jouer au rugby pour une très bonne école, la Auckland Grammar School, qui est très réputée. Elle a produit le plus de All Blacks.
Dès ma première année, j’étais dans le premier XV, c’est-à-dire l’équipe première. C’est là que tout a commencé pour moi.
« Graham Henry était mon prof de sciences
Gary Whetton
à l’école, il m’a encouragé
pour devenir All Black »
C’est aussi une tradition familiale ?
Oui, bien sûr ! Mon frère jumeau Alan jouait. Il est plus vieux que moi de cinq minutes ! Mon père jouait ainsi que tous mes oncles. Il espérait pouvoir un jour devenir un All Black mais les dieux du rugby, le vin et les femmes se sont mis sur son chemin (rires). C’était un très bon joueur, les blessures ne l’ont pas aidé et il a dû arrêter sa carrière assez tôt. Mes oncles étaient aussi de très bons joueurs.
Ma mère était une superbe athlète, tout était naturel pour elle. Elle a joué au tennis, au badminton et au squash à un bon niveau. Elle avait un esprit très tourné sur le sport, la compétition. Elle nous a emmenés à tous nos entraînements. On a joué au cricket, au tennis, fait de la natation, de l’athlétisme. Nous avons toujours été occupés, nous avons touché à tout, pas seulement au rugby.
Quel rôle a joué Graham Henry (sélectionneur des All Blacks de 2004 à 2011, ndlr) dans votre carrière ?
Il était mon professeur de sciences et il était aussi dans le rugby. Je me souviens que notre sport n’était pas professionnel mais Graham Henry savait repérer les joueurs qui avaient du talent et il était très bon en tant qu’entraîneur. Un jour, il m’a dit : « Gary, si tu t’impliques sérieusement et que tu t’entraînes assez dur, tu as tout ce qu’il faut pour devenir un All Black ».
J’avais à peine 16 ans et je n’y croyais pas vraiment. Je me disais : « Oui, OK ». Et puis à 21 ans, je suis devenu All Black. Graham Henry m’a permis d’avoir confiance en moi et il m’a permis de croire que je pourrais un jour devenir un All Black. C’est un peu grâce à lui que j’ai commencé à rêver de ce maillot. Il m’a enseigné les sciences et le rugby, je n’ai pas validé les sciences mais le rugby (rires).
Est-ce que vous vous souvenez de votre premier match avec Auckland ?
Ici, on appelle cela le « first class match ». J’avais 19 ans. Auckland c’était l’équivalent des Blues aujourd’hui, et on jouait contre les Australiens de Sydney, qui était une super équipe à cette époque. Je n’avais pas été très bon…
À cette époque, je jouais aussi pour les All Blacks moins de 21 ans, les New Zealand Colts.
Quel a été votre sentiment quand vous avez su que vous alliez jouer
pour les All Blacks ?
J’avais 21 ans, j’avais seulement joué 12 matchs avec Auckland. J’étais très nerveux, impatient. Toute ma vie, j’ai travaillé pour atteindre mes objectifs, cela n’arrive pas juste comme ça. J’ai juste essayé de faire mon boulot… J’étais très stressé quand je suis entré sur le terrain. Mais une fois sur la pelouse, j’ai tout oublié.
Je défie quiconque de ne pas ressentir la pression, en particulier avec une telle atmosphère,
50 000 personnes qui criaient de partout et 50 000 personnes en dehors du stade qui essayaient d’entrer pour empêcher que le match ne se déroule. Ce premier match c’était contre les Springboks, celui où des bombes de farine (le « flour bomb ») ont été jetées depuis un avion, lors des manifestations qui embrasaient le pays à cette époque là (la fédération néo-zélandaise avait invité les Sud-Africains alors que le pays était sous régime d’Apartheid, ndlr). Pas mal pour un début…
Par chance pour ma carrière, nous avons gagné. Si nous avions perdu, je n’aurais peut-être plus jamais été un All Black. Il n’y a rien de plus important que de la victoire, en particulier à cette époque.
« Que tu enfiles ce maillot pour la première ou la centième fois, tu te sens spécial »
Gary Whetton
Pour un jeune joueur, ce moment n’a pas dû être évident à vivre…
Je ne sais pas comment je m’en suis sorti, j’étais très nerveux ce jour-là ! C’était le troisième test de la série, les Springboks étaient très forts. On était à l’hôtel et la police nous protégeait. Elle était là toute la semaine car il y avait toutes ces manifestations. Pour aller à l’Eden Park, nous sommes partis à 7h du matin, en convoi, pour arriver au stade six heures avant le coup d’envoi.
C’était ma première sélection, ma première tournée. Ce n’est pas comme aujourd’hui où tu sors du banc pour jouer 2 minutes ou 10 minutes. Je portais le numéro 5 et je ne connaissais rien de plus beau. On peut dire que c’était un contexte très particulier, peut-être un peu stressant, mais une fois que tu enfiles ton maillot, tu es entouré par de super joueurs comme Andy Dalton, Gary Knight, Murray Mexted, qui évoluaient devant. C’était une bonne équipe et on jouait très bien tous ensemble.
Vous sentiez le poids de l’histoire de ce maillot sur vos épaules ?
Tout le monde la ressent. Que tu enfiles ce maillot pour la première ou la centième fois, tu te sens spécial. On est l’équipe la plus reconnue au monde. Et dans les années 80 et 90, c’était encore plus vrai parce que le rugby n’était pas professionnel.
C’était dur de se faire sa place et d’intégrer l’équipe. Et une fois que tu en fais partie, l’héritage est énorme. C’est ce qui fait le rugby en Nouvelle-Zélande ! C’est une identité unique, tous les joueurs rêvent de jouer pour les All Blacks. C’est un cercle vraiment spécial, exclusif.
En 1984, votre frère Alan (troisième ligne aile, ndlr) vous a rejoint en sélection.
Cela a dû être un moment fort ?
On préparait une tournée en Australie de deux mois et Alan a été retenu dans un groupe de 26 ou 30 joueurs. Lors de ces tournées, tu jouais souvent deux matchs la même semaine, le mercredi et le samedi. Il a affronté Queensland, Perth et South Australia, les équipes de provinces australiennes. Puis il a disputé quelques tests matchs.
Par la suite, on a joué 15 ou 20 fois ensemble. C’était vraiment spécial pour nous deux. On s’asseyait toujours ensemble dans les vestiaires. Quand on entrait sur le terrain, on était toujours l’un derrière l’autre. Chaque fois ! Quand je jouais avec lui, j’avais toujours quelqu’un pour assurer mes arrières et vice-versa. Je ne peux pas décrire ce lien, c’est difficile. Quand vous êtes frères jumeaux et que vous jouez pour les All Blacks, les matchs sont vraiment incroyables.
Et vous êtes champions du monde ensemble…
J’ai vécu beaucoup de grands moments au cours de ma carrière, mais c’est définitivement ce titre qui est tout en haut de la liste. Il y a eu mes débuts, incroyables, indescriptibles. Gagner la Coupe du monde, qui était la première, c’était spécial.
Pendant au moins les six premiers mois, je me suis dit : « mon dieu, on est champions du monde ». D’avoir été capitaine des All Blacks, c’était aussi un des moments forts de ma carrière, surtout que je ne m’y attendais pas !
« Affronter la France, c’est toujours un bon test pour voir ce que tu vaux »
Gary Whetton
Le titre mondial, c’était contre la France. C’était spécial de battre les Bleus ?
J’ai seulement participé à deux tournées en France, en 81 et en 86. Et en 87, on les joue ! Affronter la France, c’est très très dur. C’est un bon test pour voir ce que tu vaux. Parmi toutes les équipes que j’ai affrontées, la France est celle qui a le plus de respect pour les All Blacks.
Les Français veulent également gagner quoi qu’il arrive, c’était toujours des matchs très difficile. Puis j’ai rencontré ces mecs quand je vivais en France, c’était des joueurs fantastiques, ils auraient pu remporter la Coupe du monde en 87. Mais ils avaient déjà tout donné contre l’Australie en demi-finale.
En 1990, vous avez succédé à Buck Shelford comme capitaine et vous l’avez été à 23 reprises. Est-ce que vous vous sentiez en mission ?
C’était inattendu, un grand honneur mais qui vient avec de grandes responsabilités. Le public doutait de ce choix. Mais tu dois utiliser ton expérience et prendre en mains ce rôle parce que c’est une mission que l’on doit bien mener. C’est un boulot difficile, surtout à l’époque car il n’y avait qu’un seul coach et la moitié du temps, il n’était pas là. Il n’y avait pas de consignes, rien. On t’en demande beaucoup, la pression est énorme. Mon frère s’est beaucoup plus amusé en n’étant pas capitaine que moi en l’étant.
Chez les All Blacks, tu dors, tu manges, tu vis en ayant cette responsabilité.
Comment avez-vous vécu cette période, qui n’a pas été la plus faste
pour la Nouvelle-Zélande ?
C’est compliqué pour les All Blacks lorsqu’ils ne gagnent pas. Car gagner est le plus important. A cette époque, après une défaite, tout le pays était triste et déçu, tout le monde avait son opinion sur l’équipe nationale. En tant que capitaine, mon boulot n’était pas de faire en sorte que les gens ou la presse t’aime bien, mais de gagner. Parfois, j’ai parlé quand je n’aurais pas dû, j’ai défié les gens, la presse, mais c’est moi, je suis comme je suis. Au final, tu es là pour jouer au rugby.
Aucun All Black n’entre sur le terrain pour perdre, comme les Français n’entrent pas sur le terrain en se disant qu’ils vont perdre. Tu joues en faisant de ton mieux, mais la pression est toujours là. Cela fait partie de la vie, tu apprends de ces situations. On n’a pas perdu tant de fois que ça, mais quand cela arrivait, c’était toujours un bon rappel pour nous et on y retournait. Quand j’étais le capitaine des All Blacks, j’ai perdu deux fois en test match et en demi-finale de la Coupe du monde. C’est comme ça, mais ça reste une blessure.
Interview réalisée par Nicolas Barbaroux, Jean-Michel Marcoul et Gérard Rancurel.
L’HISTOIRE : « Ma dernière sélection internationale,
c’était contre les All Blacks, chez moi, à l’Eden Park »…
En 1992, vous avez joué contre les All Blacks, avec une sélection mondiale…
Lors du troisième test, Olivier Roumat (62 sélections avec le XV de France, ndlr) avait été suspendu et on m’a appelé pour le remplacer. Mais je leur ai répondu que je ne jouerais jamais contre les All Blacks. Dans cette sélection mondiale, je connaissais quelques joueurs, ils ont insisté pour que je joue. Ma femme et mon fils aussi !
On joue à l’Eden Park et je me trouve dans le vestiaire des visiteurs. Dans le tunnel, je vois que les All Blacks ne sont pas contents que je les affronte. La tension était palpable. Pour ma part, je devais montrer que d’avoir été écarté de la sélection ne m’avait pas plu. On entre sur le terrain et pour la première fois, j’ai dû faire face au haka. Malgré tout, j’ai tout fait pour que l’on gagne, c’était très physique. C’était ma dernière sélection internationale.
Du coup, vous êtes partis à Castres, en France. Pourquoi ce choix ?
Après la Coupe du monde 1991, les entraîneurs des All Blacks ont changé. Et à ma grande surprise, ils avaient entraîné dans d’autres provinces. Quand j’étais à Auckland, où j’ai évolué pendant 13 ans en étant capitaine 7 ans, ils n’étaient pas capables de nous battre. Donc quand tu gagnes beaucoup, les gens ne t’aiment pas trop (rires). J’aurais pu être Superman qu’ils ne m’auraient quand même pas sélectionné. J’ai été évincé du groupe.
J’ai joué ma dernière année pour Auckland et on a gagné. Je ne pensais pas évoluer en France à cette époque, j’avais un fils de 2-3 ans et un autre de 6-7 mois. Castres m’a proposé de venir pour vivre une nouvelle expérience de vie. Jane, ma femme, m’a dit : « Tu n’es pas heureux, tu es juste content, donc pourquoi ne pas aller voir comment ça se passe ».
C’était une décision importante, je ne connaissais rien de la France, je ne parlais pas la langue. Et j’arrive dans une petite ville qui vit pour le rugby, ce n’était pas Paris, Toulouse ou même Toulon. Mais ça a été incroyable, avec un titre de champion de France en 1993».
Mais ça, c’est une autre histoire. Vous pourrez la découvrir en bonus, pour prolonger cette interview et ce parcours atypique, jeudi prochain, sur terrarugby.com
DU TAC AU TAC
Le plus grand joueur néo-zélandais. Ian Kirkpatrick, un joueur fantastique. Il aurait pu évoluer à n’importe quel poste. Il était rapide, puissant, doué techniquement. C’était vraiment un très beau joueur.Le plus grand joueur étranger. J’ai joué contre de si bons joueurs. Tout en haut, c’est Eric Champ. Avec les All Blacks, on a affronté tellement de fois les Français. Le stade qui l’a le plus impressionné. Il y en a deux. L’Eden Park, qui est vraiment spécial pour moi car c’est mon stade, celui sur lequel j’ai évolué avec Auckland plus de 180 fois. Et bien sûr le stade Pierre Fabre à Castres. C’est intéressant et drôle parce que j’ai joué pour Auckland pendant longtemps, en bleu et blanc, et j’ai évolué ensuite pour Castres, en bleu et blanc aussi. Castres, c’est vraiment un endroit spécial pour moi.
SA FICHE
Né le 15 décembre 1959 à Auckland
Taille 1,98 m Poids 105 kilos
Poste deuxième ligne
Sélections 101 dont 58 tests (15 fois capitaine)
Premier match international le 12 septembre 1981 contre l’Afrique du Sud, à Auckland.
Clubs Auckland, Castres.
All Black n° 827