Mister Lucien et Docteur Pack

Ce week-end, les stades de France vont trembler. La fédération a décidé d’accompagner Lucien Mias, décédé lundi dernier, en ouvrant chaque rencontre par des salves d’applaudissements. Histoire de marquer la sortie de « Docteur Pack », prince de Mazamet, héros du rugby français des années 50, hérault de cocarde aussi, capable à lui seul de déclencher […]
Lucien Mias - 1958 Rugby

Mai 18, 2024

Photo L’Equipe

C’était le rugby d’antan, le rugby de papa, celui des poules de huit, de la télé en noir et blanc qui faisait recette dans les cafés, des casques en cuir d’où dépassaient les épis capillaires des bêtes à peine humaines de la mêlée, des tournées homériques en terres inconnues aussi. 
Dans ce monde-là, devenue sépia, « Docteur Pack » s’est fait une réputation et un surnom. Lucien Mias, le natif de Saint-Germain-de-Calberte, en Lozère (le 8 septembre 1930), formé à Narbonne, passé par les remparts de Carcassonne, a finalement signé à Mazamet. Il n’en est plus jamais parti. Il était jeune instituteur de campagne pour sa première apparition en équipe de France à 20 ans et médecin à 28 quand il y revint après une pause de quatre saisons d’études. Son surnom vient de là mais pas que. 
Le « Doc » est un scientifique du jeu et distille les ordonnances, élixirs et autres théorèmes comme autant de remèdes au mal de perdre et surtout à l’irrépressible besoin de gagner. Beaucoup de combinaisons majeures du rugby mondial ont été mises au point sous son impulsion dans ce club emblématique de Mazamet où Thomas Ramos, pour l’ère moderne, a été formé et qu’Ugo Mola a entraîné un temps. 

Le demi-tour-contact est le chef d’œuvre de Mias, une inspiration : faire l’effort pour franchir la ligne d’avantage, les « bourriques » comme on les appelait à l’époque savaient faire. Mais percuter en restant debout et se tourner à l’impact pour faire la passe à un partenaire lancé, et recommencer autant de fois que possible dans les espaces libres et les défenses du coup désorganisées, ça c’était novateur dans la quête absolue du mouvement perpétuel. 
Le coup de la « touche longue » où l’on se dégage du combat pour envoyer plus vite la cavalerie, c’est lui aussi. Ce jeu d’avants nouveau, plus mobile, était au service de l’offensive et du fameux french flair des lignes arrières,son esthétique de passes, sa pertinence du placement, sa froideur arithmétique du + 1 au bout de la ligne que l’on doit beaucoup, là, aux préceptes de René Crabos. 
Lucien Mias était moins dans ce registre. Ses paluches de bûcheron avalaient les maigres porte-plume de sa première vie d’instit, puis les stéthoscopes de sa carrière de toubib. Il avait déjà rôdé l’une de ses formules fétiches : « commander ça ne se décrète pas, ça s’impose… ». 
Mais ce grand escogriffe d’un mètre 90 et 105 kilos, rivé dans la cage des mêlées au poste obscur de seconde ligne, avait la finesse de l’analyse, la science des hommes, le sens inné du jeu, cet esprit d’alchimiste à créer des fluidités entre les avants et les arrières. Un système qui a pris toute sa dimension en 1958, quand il s’est agi d’aller laver l’affront de 1952 et d’une déculottée sévère face aux Sud-Africains sur nos terres où l’on avait encaissé six essais. 

Lucien Mias dans la série sublime « Gueules de Rugby » de Jean-Pierre Pagès

« L’humanitude » 

Lucien Mias, capitaine de cette troupe en conquête, y a vécu son heure de gloire. Et basculé dans la postérité qui habille les légendes pour toujours. Premier capitaine à battre les Boks chez eux, il sera désigné en 58 « meilleur avant international ayant jamais joué sur le sol sud-africain ». On parlait encore de cette première tournée dans l’hémisphère sud cinquante ans après quand il a poussé les portes du Temple de la renommée du rugby mondial… 
Car en 58 aussi, Mias et sa horde battent le pays de Galles, la première victoire française à l’Arm’s park, l’Australie aussi. Lui, gagne le Du Manoir (son seul titre) avec son club face au stade Montois des Lacroix, Darrouy, Boniface et consorts.  En 59, il gagne le tournoi. Et plie les gaules ensuite avec 29 sélections.
Il continuera à entraîner, à créer du mouvement, à bousculer les certitudes, à fédérer. Mais cette fois ses équipes portent la blouse blanche du service de gériatrie de Mazamet. 
Là, il développera « l’humanitude » dans les soins de fin de vie et créera le site internet papidoc, qui fait toujours référence.  Ce fin lettré y a appliqué comme au rugby ce proverbe berbère qu’il aimait tant citer « Si tu veux que ton sillon avance, accroches ta charrue à une étoile ». La sienne brille désormais ailleurs. 
Lucien Mias s’est éteint il y a quelques jours chez lui, à l’âge de 93 ans. Il savait depuis longtemps que seule la mort était implacable dans le jeu de nos vies. Comme la pluie, le vent et l’arbitre… 
Pour lui rendre hommage, nous publions un texte réalisé dans le cadre d’un projet de Terra rugby sur « les XV dates qui ont changé l’histoire du rugby français ». 

par Jean-Louis Marcoul

Lucien Mias porté en triomphe par ses coéquipiers. – Photo L’Equipe

La première fois que j’ai vu Lucien Mias, il dirigeait une touche pour l’équipe de la Faculté de Médecine sur un terrain annexe du mythique Stadium de Toulouse. J’étais alors pensionnaire au lycée Bellevue, tout droit descendu de mon Ariège natale. 
Je n’entendais pas ses propos auprès de ses coéquipiers mais je n’avais d’yeux que pour lui, cet homme hors norme, grand en taille et fort en gueule dont j’avais lu les exploits comme on parcourt un exaltant roman d’aventures. Ce roman, ce sont les fameuses chroniques de Denis Lalanne, seul reporter (pour l’Equipe) embarqué dans la toute première tournée du XV de France en Afrique du Sud, une épopée improbable qu’il transforma en Odyssée dans son livre mythique et majuscule « Le Grand Combat du XV de France ».
Cette année-là, en 1958, Serge Saunier avait été nommé directeur de tournée. Le capitaine était Michel Celaya qui finalement blessé, cèdera le brassard à Lucien Mias, le seul rescapé de la victoire courte mais homérique (3-0) contre les All Blacks en 1954 à Colombes.  Président du CASG (le Club Athlétique des Sports Généraux qui a fusionné en 1995 avec le Stade Français), et du comité d’Ile de France, Saunier avait deux atouts : il parlait couramment anglais et il avait un caractère bien trempé. 

Pour preuve, à l’aune du départ, il adressa une lettre en juin 58 aux 27 joueurs de la tournée. Ils y ont tous lu : « A la conférence d’Ottawa, à la fin de la dernière guerre, le représentant Sud-Africain a déclaré que la France avait cessé d’être une grande puissance. Vous aurez le pouvoir de démontrer que Ia France l’est toujours ». L’objectif clairement dévoilé n’était donc rien de moins que de remettre l’église au milieu du bush, et de ramener les Boks à la raison, et si possible leur peau à la maison. Ça partait bien…
Sauf qu’en 1957, les performances du XV de France n’avaient rien d’un raid de panzer division : si le bilan était positif depuis 1950 (28 victoires pour 46 matchs), quatre défaites dans le Tournoi des V Nations 57 et une prestation piteuse (18-15) contre Ia Roumanie où l’on jouait à l’époque par devoir plus que par envie, avaient écorné l’embellie statistique. En 58, le XV de France n’avait gagné que deux matchs du Tournoi. 
Les Sud-Af n’étaient guère mieux, ils restaient sur une série de 3 défaites pour une seule victoire, le demi de mêlée culte Danie Craven avait été viré de ses fonctions d’entraineur avant d’être installé dans le fauteuil de président de la Fédération Sud-Africaine pour la tournée des Français. 
A ce contexte sportif, il faut ajouter des forfaits et non des moindres : blessés, empêchés, en fin de course ou retenus par des obligations… Maurice et Jean « Mister rugby » Prat, André Boniface, Pierre Albaladéjo, Henri Domec, Amédée Domenech, Michel Crauste, Jacky Bouquet manquent à l’appel. Michel Hoche et Claude Mantoulan, eux, étaient partis pour la guerre d’Algérie. 

Reste une troupe solide, prometteuse, issue des terroirs robustes de l’ovalie de l’époque, tous amateurs. On y trouve des agents municipaux, cinq agents EDF, trois dentistes, des profs de sport, un toubib, un viticulteur,…

Les coulisses du grand combat du XV de France…

Le 6 juillet 1958, à quelques minutes du décollage du Bourget, où il n’est question en prime que de l’exploit des footballeurs, demi-finalistes de la Coupe du Monde en Suède, tout le monde est dans ses petits souliers.  Et René Crabos, le gardien du temple du jeu français, y va, alors, de ces mots-là : « Les petits, soyez sportifs et bien élevés. Là-bas. c’est tout ce qu’on vous demande. Si vous pouvez gagner aussi un match ou deux, ce sera parfait. Personne ne pourra vous en vouloir d’avoir perdu… ».

Avion en panne, match tous les trois jours, arbitrage maison…

D’autant que le programme est pour le moins chargé avec un volume inédit de dix matches dont deux tests en six semaines à peine, ce qui déclenche l’ire des techniciens français. Bref, ça part mal. Et quand ça veut pas, ça veut pas : quelques heures après le décollage, au-dessus du désert du Nigéria, deux des quatre moteurs de l’avion de la South Africa Airways rendent l’âme. Le DC7 s’est posé en crabe sur la piste d’un aéroport militaire. Avec panique à bord et deux jours d’attente pour repartir, même si certains rapportent que l’on a répété quand même deux-trois combinaisons de touche derrière les hangars.

Rodhésie, Transval, Natal, Westen Province, Border, Le Cap, Johannesburg… les six semaines suivantes, les Bleus posent leurs valises tous les trois jours aux quatre coins du pays face à des formations sud-af la plupart renforcées. Le bilan sur les dix matchs est positif (6 victoires,  2 nuls, 3 défaites) mais il est exceptionnel, au sens premier, sur les tests-matchs : un nul (considéré comme une défaite par le peuple sud-af) et surtout la victoire 9 à 5 sur  le dernier test à l’Ellis Park, gagné 9 à 5. Un exploit. Le premier du genre. 

La performance est d’autant plus remarquable qu’en marge de l’arithmétique, l’arbitrage (exclusivement confié à des arbitres sud-africains à l’époque) fut une équation à plusieurs inconnues. Essais refusés, brutalités minorées, fautes non sifflées…  au point que suite à plusieurs incidents de jeu, Saunier se fend d’une énième missive indiquant à la fédération sud-africaine que « si les placages  à retardement ne cessent pas, j’arrêtes la tournée ».

Contrariés par la résistance au premier test-match de la tournée au Cap (match nul 3-3), les Boks corsent la suite des rencontres dans les provinces. L’équipe junior annoncé le 6 août est en fait l’équipe B des Boks… et la presse locale n’hésite pas à annoncer que « le sang va couler » à l’Ellis Park pour le second test. Il a coulé mais il a eu le goût amer des larmes sur le visage des Sud-Af, battus sur leurs terres pour la première fois depuis… 1896 !

Les images du 2ème test à l’Ellis Park 

Une génération culte est née, avec « Papillon » Lacaze, Arnaud Marquesuzaa dit « Le Bison », Roger Martine, Pierre Danos, Jean Barthe, François Moncla, Alfred « le pépé du Quercy » Roques, qui joua neuf des dix matchs… Lucien Mias est désigné « meilleur avant international ayant jamais joué sur le sol sud-africain ». Selon Denis Lalanne, il est auteur d’ «un match comme on n’en joue qu’un dans sa vie ». Ces héros de 58 enchaîneront l’année suivante avec une victoire dans le Tournoi. La première elle-aussi. Mais ça, c’est une autre histoire…

par Jean-Louis Marcoul


Notes

1er test-match, 26 juillet 1958, Le Cap AfS 3 – France 3 (1 drop de Pierre Danos)

2ème test-match, 16 août 1958, Ellis Park (Johannesburg) AfS 5 – France 9  (1 pénalité et 1 drop de Lacaze, 1 drop de Roger Martine).


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