C’est sans doute l’équipe la plus atypique du Super Rugby. Composée uniquement d’îliens, la franchise basée à Auckland a intégré la compétition voilà deux ans, avec des débuts difficiles (trois victoires en deux éditions). Mais l’essentiel va bien au-delà du rugby pour Moana Pasifika.
Reportage réalisé au North Harbour Stadium par Nicolas Barbaroux, Jean-Michel Marcoul et Gérard Rancurel.
Un soleil de plomb écrase le terrain d’entraînement. Au cœur de l’été austral, Tana Umaga, le nouvel entraîneur de Moana Pasifika, donne de la voix, accompagné de son adjoint, le Gallois Stephen Jones. Les deux hommes ont pris la barre de cette franchise exclusivement îlienne fondée en 2020, après des années d’atermoiements. Celle-ci a posé ses valises au nord d’Auckland pour des raisons économiques bien entendu, mais aussi au regard de la proximité avec la forte population originaire des îles du Pacifique (15% dans la plus grande ville du Pays, contre 10% de Maoris « originels » par exemple). Un choix stratégique pour un projet bâti afin de mieux intégrer cette communauté et de défendre la culture du Pacifique.
« Moana, c’est bien plus qu’une franchise de Super Rugby, explique Peter White, le manager de la formation. Elle fait partie intégrante de la communauté îlienne. On veut créer des chemins pour aider la population du Pacifique à s’intégrer dans l’éducation, le sport, la vie économique ». Cette philosophie trouve sa source dans quelque chose de plus profond, qui lie ces peuples portés par les vagues du Pacifique vers de nouvelles vies et de nouvelles opportunités.
Le soutien de Michaël Jones, World Rugby et la fédé
La fierté et l’ambition des communautés samoanes, tonguiennes et fidjiennes trouvent un écho dans Moana Pasifika, qui ne ressemble à aucune autre organisation sportive dans le monde. «Notre franchise Super Rugby est le point de départ de notre mouvement, mais nous espérons nous développer vers de nouveaux codes sportifs et de nouvelles aventures ».
« Notre objectif sera toujours d’améliorer la vie de tous les Pasifika (…) et de réussir au-delà d’un code sportif, dans les affaires, l’éducation, l’entreprise sociale et les nouvelles entreprises culturelles », explique-t-on au sein du club. Ce programme peut compter sur l’attention des « navigators », sorte de parrains des Pasifika. Un projet social et sportif soutenu par la légende des All Blacks Michael Jones, originaire des Samoa, les trois fédérations concernées (Fidji, Samoa, Tonga) mais également par World Rugby, dont l’objectif est de développer ces trois nations. Pour sa part, la fédération néo-zélandaise, qui avait envisagé de donner un coup de pouce financier à Moana Pasifika avant de faire machine arrière, a accepté de partager les droits de diffusion.
Mais pour valider ce mouvement et installer les Pasifika sur le devant de la scène mondiale, il faut exister sur le plan sportif. Et là, les choses se gâtent. Car construire une équipe compétitive constitue un véritable casse-tête. « On perd beaucoup de joueurs, à l’exemple du pilier droit Uini Atonio, qui a choisi la France, où des Tuilagi, qui évoluent aussi en Europe. Trop d’éléments optent pour l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. On ne peut pas sélectionner qui on veut, surtout ceux qui sont passés par la filière néo-zélandaise », indique Peter White.
En dépit d’une marge de manœuvre limitée, le squad de Moana compte dans ses rangs des joueurs comme les Australiens Sekope Kepu (pilier) et Christian Lealiifano (centre), le demi d’ouverture tonguien William Havili ou encore l’ancienne star des All Blacks, également passée par Toulon, Julian Savea. «Normalement, commente Peter, nous n’avons pas accès à un tel joueur. Mais il était sans contrat et on a pu le rapatrier. Mais les îliens qui ont mis un pied dans le système fédéral néo-zélandais, on les perd ».
Pour contourner le problème, des jeunes venus du Pacifique sont intégrés dans le projet Pasifika. Chaque année, ils sont six (trois des Samoa et trois des Tonga) à être retenus, puis à signer un contrat professionnel avec la franchise s’ils sont performants.
L’année dernière, Miracle Fai’ilagi a passé ce processus de sélection avec succès. Le troisième ligne aile de 24 ans a été l’une des révélations du Super Rugby 2023, ce qui lui a permis d’être sélectionné avec les Samoa et de disputer la Coupe du monde en France (un match contre l’Angleterre). Un exemple qui devrait en appeler d’autres. A condition que World Rugby et la fédération néo-zélandaise maintiennent leur soutien à une franchise que certains considèrent déjà, dans ce monde brut, comme une menace.
« On s’aperçoit que Moana est important pour les sélections des Samoa et des Tonga, ils sont très reconnaissants de notre action. Mais est-ce que World Rugby va accepter que Moana se serve de la Nouvelle-Zélande pour développer de jeunes joueurs qui n’iront pas chez les All Blacks ? Auckland ne nous voit plus d’un très bon œil non plus car on pioche au même endroit ».
Mais l’ombre de Moana Pasifika reste encore très discrète, en raison d’un démarrage poussif en Super Rugby (trois victoires sur 24 matchs en deux participations, la pire performance pour une franchise débutante).
« Jouer pour Moana Pasifika est une opportunité, aux joueurs de la saisir »
Tana Umaga
A l’automne, Aaron Mauger, l’entraîneur en chef lors des premiers pas des Pasifika en Super Rugby, a passé la main pour être remplacé par un autre ancien trois-quart centre légendaire des All Blacks, Tana Umaga. Un staff renforcé par le Gallois Stephen Jones.
« Nous voulons gagner plus d’un match, explique Tana. Je ne suis pas très doué pour me fixer des objectifs, mais je sais que nous pouvons nous battre pour le top 8. Pour le moment, nous n’avons rien montré qui prouve que nous méritons quelque chose de plus. Jouer pour Moana Pasifika est une opportunité, aux joueurs de la saisir. Être professionnel ne doit pas devenir le seul objectif. Il faut travailler dur ». Une approche différente, plus européenne, pour un groupe largement renouvelé (19 recrues) mais avec des joueurs pas toujours habitués à évoluer dans un milieu très professionnel.
Réputés pour leur puissance et leur physique hors du commun, les joueurs du Pacifique sont également connus pour leur mental plus fragile. Tana Umaga doit les faire progresser dans ce domaine. « Les îliens voient les choses à leur manière, confirme Peter White. Ils se réfugient dans des zones d’ombre. Tana leur dit que c’est noir ou blanc, tout le monde sait ce qu’il doit faire. Le travail est plus important, les joueurs sont plus en forme. Mais il y a toujours des rires, des chants, tout ce qui fait le charme du Pacifique ». Comme ceux qui résonnent dans le centre d’entraînement tous les matins, juste avant la prière.
« Ici, on essaie de passer plus de temps ensemble. On n’a jamais eu de telles installations ». Les deux saisons passées, Moana occupait le complexe de Mount Smart, à Auckland toujours. Dans des conditions spartiates, sans vraie table de massage par exemple. Là, la salle de muscu n’a rien à envier aux équipements européens, mais les vestiaires restent modestes et la récupération cryo, limitée à des bidons sciés un brin étroits. « C’est couleur locale » sourit Peter. Comme ces écuelles en bois plus ou moins creuses et épaisses alignées sur une longue table pour « équilibrer » le volume traditionnel d’alimentation, le plus grand défi des Iliens.
Quant aux matchs, ils sont prévus au North Harbour Stadium, à Whangarei et au Mount Smart. Pas facile pour constituer une base de fans. « Peu de monde vient au stade. Une des raisons, c’est l’identité. Entre les joueurs, tout se passe bien. Mais les Tongiens pensent que l’équipe est plus samoane… et l’inverse est vraie ! On n’arrive pas à regrouper tout le monde. Ce qui va changer, ce sont les résultats ». Une attente qui dépasse le domaine du sport.
Un projet imaginé dès 2014
Une franchise 100% océanienne, l’idée ne date pas d’hier. Elle a germé en 2014 quand un projet d’élargissement du Super Rugby a été mis sur la table. Mais l’initiative a été doublée par les franchises japonaise (les Sunwolves) et argentine (les Jaguares), plus lucratives et plus intéressantes pour le développement du rugby mondial.
Porté par Nemasi Nadolo et Josh Matavesi, le programme est remis sur la table deux ans plus tard, avec l’hypothèse de l’installer à Hawaï, en plein cœur de l’Océan Pacifique. Mais là encore, le projet est recalé par la SANZAAR (South Africa New Zealand and Argentina Rugby), qui gère le Super Rugby.
Le salut viendra de la pandémie de Covid-19, qui oblige les dirigeants à revoir le format du Super Rugby pour retrouver un second souffle sur le plan économique. Sans les provinces sud-africaines, qui intègrent les compétitions européennes, ni les franchises argentine et japonaise, la compétition se recentre sur l’Océanie et le projet de Moana Pasifika revient en scène. L’équipe intègre le Super Rugby en 2022, avec les Fijian Drua. N.B.
Déjà du « mieux »…
Pour le 50ème match de Tana à Moana, l’équipe a battu pour la première fois la Western Force à Perth (22-14) grâce à un essai de Taumoefolau.
Les débuts de Moana Pasifika dans ce Super rugby 2024 sont bien meilleurs que la saison précédente. L’effet Tana ? Il faut encore patienter mais les résultats, bien que modestes encore, sont plus convaincants. Si l’équipe îlienne a perdu notamment contre la franchise des Highlanders d’Otago (35-21), les Melbourne Rebels (23-29), et les Blues dans le derby d’Auckland (47-8), elle a battu les Fijian Drua (39-36) et la Western Force chez elle, en Australie (14-22). Moana (la mer en maori) occupe après 7 journées de Super rugby la 9ème place (sur 12) du classement, devant les Warathas, les Crusaders et la Western Force, mais loin derrière les Hurricanes dont chaque sortie ressemble à un ouragan.
A 34 ans, Julian Savea est « la » grosse recrue de Moana cette saison. Recordman d’essais du Super rugby (61), il est aussi l’un des sérials marqueurs des All Blacks (46 essais) derrière le recordman du genre, Doug Howlett (49) (Photo Alamy)